Sur Rue89, Xavier de la Porte publie une nouvelle contribution à la réflexion sur l’impact d’Internet sur nos vies, où le journaliste américain Clive Thompson analyse comment Internet a profondément changé notre façon de parler et de nous faire entendre.

Ceci est une réponse. Une réponse aux questions que nous nous posons à nous-mêmes et aux autres : peut-on encore aimer Internet ? Google nous rend-il bêtes ? Ne sommes-nous pas en train de plier les genoux face aux machines ?

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Cette réponse, elle a surgi dans les réseaux. Dans un tweet de Clive Thompson qui renvoyait à une petite discussion qu’il a donné aux étudiants d’un programme de l’université de Texas State. Clive Thompson est journaliste, il est éditorialiste pour Wired et contribue régulièrement au New York Times Magazine.

Ce qui l’intéresse, ce sont les effets de la technologie sur la vie quotidienne, ça tombe bien. Ses papiers sont souvent passionnants parce qu’ils parlent de nous. Pas des geeks, pas des hipsters, mais de nous autres les internautes lambda. Ils sont passionnants parce qu’ils ne sont pas béats. Parce qu’ils suivent plus l’actualité de la recherche sur les technologies que l’actualité des technologies en elles-mêmes. Parce qu’ils ne voient pas du changement partout, mais interrogent toujours les permanences.

Le petit texte qui suit est très simple. Il ne dit pas de choses complètement nouvelles, mais il rappelle des évidences qu’il ne faut pas oublier. Il ne nous exonère pas d’une critique d’Internet, et des formes que prend son évolution, mais il nous force à nous souvenir qu’il y a d’infinies raisons de s’y intéresser. De très près.

Nous reproduisons donc ci-dessous ledit entretien, traduit en français, avec l’aimable autorisation des deux parties :

« Quand je parle de technologie, je pense aux moyens de communication de ces 10-15 dernières années. Ils ont changé et généré plein de comportements tout simples dont les implications sont si grandes et si étranges que, d’ordinaire, nous ne les relevons même plus alors qu’elles sont omniprésentes dans notre vie quotidienne.

Par exemple, ces moyens de communication permettent aux gens de penser à haute voix d’une manière qui n’était pas possible auparavant. A chaque fois que nous échangeons des textos, à chaque fois que nous avons une conversation sur l’actualité, à chaque fois que nous envoyons un message instantané ou postons sur Facebook, à chaque fois que nous prenons en photo ce que nous voyons et qu’on le poste sur Instagram ou qu’on l’envoie via Snapchat, à chaque fois que nous participons à une conversation sur Twitter déclenchée à partir d’une URL ou d’une photo que quelqu’un a tweetée – c’est, en gros, prendre à bras le corps des choses dont on estime qu’elles valent d’être réfléchies, pensées, et les exposer aux yeux de tous. C’est quelque chose qu’il est difficile d’évaluer tant le changement a été important en 15 ans.

Avant qu’Internet n’apparaisse, la grande majorité des gens écrivaient quand ils étaient à l’école et à l’université et, une fois qu’ils étaient diplômés, n’écrivaient presque plus rien pendant tout le reste de leur existence. Il en était fini de l’acte de coucher ses pensées, et certainement aussi de l’acte d’en faire part à quelqu’un d’autre.

Or on assiste à l’apparition soudaine d’un tournant conversationnel dans la société, qui nous pousse à réfléchir deux minutes à ce que l’on pense, puis d’exposer les fruits de ces réflexions à d’autres personnes. C’est ça qui m’intéresse : les effets de ce phénomène sur la nature de nos pensées quotidiennes.

Après avoir parlé avec des tonnes et des tonnes d’experts en sciences cognitives, de sociologues, d’anthropologues, de psychologues, j’ai essayé de rassembler quelques théories sur cette question. Le changement opéré entre le fait de penser à quelque chose dans sa tête et celui de le communiquer à quelqu’un d’autre est majeur. Depuis des années, des études montrent les unes après les autres que les gens, bien souvent, pensent avec plus d’attention à ce qu’ils essaient de dire. Ils travaillent bien plus leur façon de communiquer et leurs pensées sont davantage ciselées et peaufinées dans leur esprit.

La deuxième conséquence engendrée par l’avènement de cette nouvelle technologie, c’est qu’à partir du moment où on commence à exposer ses pensées, des connections s’établissent entre des gens qui ignoraient auparavant jusqu’à l’existence des autres. Chacun de nous a des obsessions bizarres, et a pu trouver, en ligne, sa tribu tout aussi bizarre. Ces communautés émergentes, liées par un intérêt commun, constituent un phénomène absolument énorme, et, du point de vue intellectuel, extrêmement signifiantes pour les gens. C’est là où la pensée collaborative est à son apogée.

Une autre répercussion : les nouvelles technologies de communication n’ont pas seulement changé vos interlocuteurs, votre façon de parler, et votre façon d’exposer vos idées, mais aussi les moyens que vous utilisez pour le faire. Tous ces modes de communication et de discours (c’est-à-dire de façon de parler) qui étaient incroyablement chers et difficiles à manier – comme la vidéo, les images, les graphiques, les données – sont devenus bon marché. Ils sont abordables et manipulables par le commun des mortels.

De mon point de vue, la nature publique de la pensée, la nature connectée de la pensée et de la parole et les différents modes qui nous permettent de penser et de parler de sujets variés, constituent le bénéfice gigantesque que nous apporte Internet.

Pour les journalistes traditionnels et les chercheurs, rien de nouveau dans cette expérience. Cela fait des décennies qu’ils parlent en public. Ils ne comprennent donc pas à quel point c’est un moteur de changement pour le reste du public.

Internet est révolutionnaire pour la sphère des amateurs. Quand il n’y a pas d’argent à se faire, et qu’il ne s’agit que de gens qui parlent à d’autres gens, qui apprennent des choses, ou qui échangent des idées, les choses les plus étonnantes se produisent intellectuellement dans la vie des gens, encore et encore. »

Image d’illustration vue sur Rue89 : « Un déjeuner sur l’herbe 2.0 dans les jardins de Lisbonne (Pedro Ribeiro Simoes/Flickr/CC) »