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Catégorie : Pistes & réflexions (page 2 / 2)

le monde en lecture seule

Un long article d’Olivier Ertzscheid autour de la possible disparition de l’apprentissage de l’écriture cursive et qui pose cette question décisive : au regard de l’usage que nous faisons d’une technologie, toujours se demander si « nous sommes en situation de « conducteur » ou de « passager », si nous gardons la main ou si nous déléguons la fonction, la décision de faire, la possibilité d’agir ».

Le monde en lecture seule. A propos de la disparition de l’écriture manuscrite.

C’était aux États-Unis il y a un an de cela (et je vous en avais parlé ici). C’est une information de la BBC, c’est désormais en Finlande que l’on s’apprête à supprimer l’apprentissage de l’écriture manuscrite cursive ** pour la remplacer par l’apprentissage du « clavier ».

** sur l’ambiguïté entre écriture manuscrite et écriture cursive, merci de jeter un œil à la mise à jour à la fin de l’article :-)

Il y a la question du remplacement. Ceci ne tuera pas cela. Ceci remplacera cela. Nous continuerons d’utiliser ceci et cela. Les usages feront la différence. Ils la font déjà : en toute conscience, quand pour la dernière fois avez-vous eu recours à l’écriture manuscrite ? Pour quel usage ? Signer un chèque ? Envoyer une carte postale ?

Il y a la question de la hiérarchie d’usage. Ceci supplantera cela. Bien sûr. A l’évidence.

Il y a la question neuronale, cognitive. L’apprentissage de l’écriture manuscrite ne se limite pas, loin s’en faut, à l’apprentissage d’un code graphique. Apprendre à écrire c’est aussi acquérir et définir une plasticité neuronale par un exercice de motricité fine, de contrôle postural (voir notamment tous les travaux de Stanislas Dehaene sur l’apprentissage de la lecture et de l’écriture). Apprendre à écrire c’est d’abord apprendre à notre cerveau à fonctionner d’une certaine manière, c’est le configurer pour un ensemble de tâches et de fonctions qui dépassent très largement le seul cadre de « l’apprentissage de la graphie ». Pour autant, apprendre le code informatique ne nous rend pas capable d’écrire un algorithme cohérent. Pour autant, apprendre à écrire ne fait pas de nous des écrivains. Apprendre à écrire c’est installer le lien entre la main et le cerveau.

Il y a la question de la liberté, de l’aliénation, du choix, de la proprioception, de l’individu. Chacun avec son écriture. Pas deux écritures semblables. Pas juste pour que de quelconques graphologues lors de quelconques procès d’assise ou d’entretiens d’embauche identifient ici un faux en écriture, débusquent là un faux introverti. Chacun dispose de son écriture. Il y a la question de la singularité. L’écriture est un marqueur de singularité, comme le sont nos empreintes digitales, ou notre empreinte rétinienne, ou notre ADN. Désapprendre les conditions d’exercice d’une singularité peut difficilement être envisagé comme autre chose qu’une reculade, a fortiori à l’heure où de nouvelles forces de normalisation s’exercent en permanence sur nous, notamment par le biais des algorithmes qui nous gouvernent.

Et pourtant je suis un enthousiaste du numérique. J’ai un poster d’Alain Finkelkraut qui me sert de cible pour mon jeu de fléchettes. Je suis un enthousiaste du livre numérique. Je suis un enthousiaste de la numérisation du monde, de la numérisation des textes, de la numérisation de nos relations sociales. J’ai les doigts, les mains, les pieds, la tête dans le numérique. J’ai pourtant de plus en plus l’impression d’être ce personnage de Balzac, ce « bouffon qui danse sur des précipices« .

Nous sommes au bord du gouffre. Chaque technologie, chaque changement induit par chaque technologie doit d’abord être mesuré à l’aune des gains et des pertes qu’il inaugure à l’échelle individuelle et à l’échelle collective. Le meilleur moyen de juger de l’usage d’une technologie est d’en avoir une approche « posturale ». De se demander si, au regard de l’usage de cette technologie, nous sommes en situation de « conducteur » ou de « passager », si nous gardons la main ou si nous déléguons la fonction, la décision de faire, la possibilité d’agir. Alors même que l’on nous explique partout qu’il deviendrait subitement urgent et nécessaire d’apprendre, dès l’école primaire, la maîtrise du « code » informatique, on abandonnerait la maîtrise du « code » scripturaire ?!

Dans le grand basculement du Volumen au Codex, notre posture a changé, et avec elle l’ensemble de notre rapport au savoir et à la connaissance. Par le « simple » fait de libérer une main, il nous fut possible de prendre des notes et d’exercer une pensée critique sur les textes lus. Par le simple fait d’un changement de « format » il nous fut possible de comparer plusieurs livres à la fois, de s’y repérer et de s’y orienter différemment, de revenir en arrière, de retrouver un passage facilement. Et d’exercer une pensée critique.

Avec le numérique, d’autres révolutions sont en cours. Tout aussi fécondes. Tout aussi stimulantes. Magnifiquement racontées par Michel Serres dans sa Petite Poucette ou lorsque lors de ses conférences, citant son vieux maître Leroy-Gourhan, il nous alerte sur ce que nous considérons trop souvent comme une perte quand il s’agit en fait d’un gain immense : il rappelle ainsi qu’au cours de l’évolution de l’homme, en se « redressant » (posture encore), les membres antérieurs avaient peu à peu « perdu » leur fonction de « portage » pour y gagner une fonction de « préhension », que nous y avions « gagné » un organe universel (vidéo ici, à partir de 7’20). Par bien des aspects, le numérique nous offre l’accès à de l’universel. Le numérique est un gain. Parce qu’il se surajoute et n’ôte rien qui n’ait été condamné par les usages ou par des résistances « corporatistes », par de vieilles habitudes, de vieilles peurs du changement. Donc ce n’est pas le numérique qui met en danger l’écriture manuscrite. Ce sont les hommes, éducateurs, politiques, qui, pour d’obscures raisons maquillées en raison d’usage (« on n’écrit déjà presque plus à la main« ), plus probablement sous la pression de quelques lobbys, décident d’une forme de lobotomie collective et assumée, à l’échelle de générations entières.

L’écriture manuscrite disparaît. Alors soit. Problème : les claviers disparaissent aussi (voir ici ou là => diapos 21 à 33, ou encore ). Plus exactement ils se contentent souvent de « surgir » sans que nous ayons toujours prise sur ce surgissement, sans que nous ne puissions toujours « le décider ». Et du coup nous perdons la fonction d’écriture. Essayez d’écrire un mail depuis l’application Angry Birds. Perdre la possibilité de recours à cette fonction d’écriture, l’inféoder à des routines et des logiques « applicatives » (les applications de nos smartphones et tablettes) ou à d’autres tout aussi « exploitantes » (les systèmes d’exploitation de nos ordinateurs, tablettes et smartphones), c’est perdre une liberté fondamentale.

Perdre la possibilité d’un recours permanent, instantané, immédiat à la fonction d’écrire en dehors du numérique, c’est accepter de n’avoir plus accès au monde qu’en lecture. En lecture seule. C’est accepter le monde, les textes, la relation aux autres comme un programme, un programme écrit par d’autres qui disposeront, eux, d’accès « en écriture », un programme fait d’itérations sur lesquelles nous n’avons plus aucune prise.

Il y a la question de l’équipement. la #bullshit question de l’équipement. Le grand plan d’équipement du numérique. Des tablettes à l’école. Une nouvelle fois la catastrophique erreur du choix du support plutôt que celui de la fonction. Changer de support ne changera rien. Ni en bien ni en mal d’ailleurs. Mais cela dispense les politiques de s’interroger (il est vrai que ce serait plus long et plus complexe) sur le changement de « fonction » que révèle et que modèle ce changement de support.

Revenons un instant à l’exemple de la lecture numérique : lire un livre numérique reste une expérience de lecture au même titre que la lecture d’un livre papier. Bien sûr de nouvelles possibilités apparaissent (gagner des « récompenses », partager des annotations en ligne, etc.), d’autres possibilités disparaissent (avec ces foutus DRM et/ou les formats propriétaires associés) mais il s’agit d’ajustements à la marge. Le vrai tremblement de terre du livre numérique, la vraie révolution de la lecture numérique, se mesure uniquement à l’aune de l’évolution des fonctions assurées autour, en périphérie de l’activité de lecture : la lecture numérique redéfinit les fonctions d’éditeur, de bibliothécaire, de libraire, d’auteur et, dans un sens également, de lecteur. Comme l’imprimerie l’avait fait en son temps. Comme le codex l’avait fait encore avant. Le fossé, l’avant et l’après de ces fonctions désormais numérisées, n’aura jamais été aussi grand, jamais été aussi complexe, jamais été aussi abyssal.

L’écriture numérique obéit aux mêmes logiques que la lecture numérique. Les enjeux sont les mêmes dans ce basculement annoncé entre l’écriture manuscrite et son remplacement par une écriture numérique. C’est un incroyable, un inédit et un gigantesque enchevêtrement de fonctions qui vont être bousculées et redessinées : fonction cognitives, fonctions motrices, mais aussi fonctions sociales de l’écrit et de son « statut », fonctions sociales de l’interaction avec les autres du cercle de la famille à celui de la société dans son ensemble puisque « l’écriture numérique » bouleverse notre rapport au temps et à l’espace.

Mais là où le politique, en validant cette bascule vers des régimes d’écriture coupées du manuel et de la motricité fine commet une faute coupable, c’est qu’une fois ce basculement opéré, il ne sera plus possible de revenir en arrière. L’important, ce n’est pas la chute. Parce que dans la chute, on peut encore se répéter : « jusqu’ici tout va bien ». L’important, c’est l’atterrissage. Nous ne réapprendrons pas à écrire à la main à 12 ou à 18 ou à 40 ans. Et même si nous le faisons, la configuration de notre cerveau ne sera pas impactée de la même manière. Nous serons différents. Nous le sommes déjà.

Nul ne doit craindre la différence. Il ne s’agit pas ici d’un plaidoyer pour un retour à l’éclairage à la bougie. Nul ne doit craindre la différence, le « progrès », mais nul ne doit faire l’économie du temps nécessaire à l’analyse des conséquences et des révolutions induites. A fortiori quand l’essentiel de ces conséquences ont partie liée avec des enjeux de nature aussi purement que structurellement économiques. En cas de panne, les bougies ont encore du bon. Alors laissons les adultes jouer aux apprentis sorciers entre eux. Prenons le temps de réfléchir sur les usages.

Si l’écriture manuscrite doit disparaître dans les usages (de facto, elle disparaît), laissons la disparaître. Le cheval comme moyen de locomotion a disparu de nos villes. A-t-on éliminé les chevaux ? A-t-on cessé d’apprendre l’équitation ? Nul aujourd’hui n’effectue plus de calcul mental complexe ou rudimentaire sans passer par le supplétif commode d’une quelconque calculatrice embarquée dans son smartphone, sa tablette ou son ordinateur. Faut-il pour autant cesser d’apprendre les techniques opératoires de l’addition, de la soustraction, de la division et de la multiplication ? Quand les interfaces à commande vocale, d’ici à peine quelques années, auront définitivement supplantées le clavier, que décidera-t-on alors de supprimer ?

Renoncer à l’écriture manuscrite est une chose. Et relève de la décision individuelle et des usages collectifs qui s’installent ou qui s’imposent à une collectivité humaine, pour de bonnes ou de mauvaises raisons. Mais renoncer à l’apprentissage de l’écriture manuscrite en est une autre. Read/Write Book. Read/Write Web. C’est oublier que le numérique s’écrit autant qu’il se lit et, ce faisant, nous lie. Que le « digital » en anglais signifie à la fois le chiffre, le code, le nombre, et le doigt ; qu’il est ce qui encode et ce qui décode.

Renoncer à apprendre l’écriture manuscrite c’est rendre tout décodage impossible, c’est s’amputer délibérément, aveuglément de la possibilité de maîtriser le code. La possibilité de passer d’un code à un autre. C’est laisser d’indéchiffrables codes régler nos vies.

P.S. : et ne venez pas me faire le coup du « oh oui mais bon on mettra des stylets sur des écrans tactiles et du coup on apprendra à écrire sur des tablettes au lieu de la faire sur du papier et tout ira bien ». Non. Rien n’ira bien. Car l’écriture « au stylet sur une tablette » est une écriture du palimpseste : nous écrivons « à la main » (en tout cas « au stylet ») sur une surface et dans le cadre d’une application régies toutes deux par leurs propres écritures, des écritures masquées, des écritures du code, qui modifient en retour nos propres possibilités d’écriture. Un exemple : essaie d’envoyer un message avec un stylet dans lequel tu composeras le verbe « quiproquoïser » qui n’existe pas mais que tu trouves joli et que tu viens d’inventer à partir du substantif « quiproquo ». Essaie. Essaie seulement. Et dis-moi quel est le code qui aura gagné. Dis-moi ce que tu auras perdu.

<Mise à jour> Juste après avoir lu ce billet – merci – faites-moi l’immense plaisir de vous jeter sur la lecture du billet de Yann Leroux. Tout en nuance. Avec qui je suis en total et frontal désaccord. Mais finalement pas tant que ça.

Cursive ou manuscrite ???

Et donc suite à la lecture du billet de Yann, justement titré « C’est la fin de l’écriture cursive« , je suis allé vérifer deux ou trois trucs pour m’apercevoir que j’avais été abusé par une mauvaise traduction d’un bon article, laquelle mauvaise traduction donnait « disparition de l’écriture manuscrite » alors que le bon article indiquait « disparition de l’écriture cursive ». Bref mais pas tant que ça étant donné que si c’est l’apprentissage de l’écriture manuscrite qui disparaît, alors c’est la catastrophe, mais si c’est l’apprentissage de l’écriture cursive alors ça veut dire que l’écriture manuscrite ne disparaît pas puisqu’on continuerait à enseigner l’écriture « non-cursive » ou « écriture bâton » ou script. Bé oui.

Donc l’article en question était celui du Washington Post du 4 avril 2013, titré : « Cursive Handwriting is Disappearing from public schools« . Donc je m’ai gouré. Donc pardon. Donc l’écriture manuscrite ne disparaît pas. Donc je me suis énervé pour rien. Et bé oui mais non. Parce qu’après 27 relectures de l’article du WP, en fait c’est pas du tout clair : chaque état sera donc libre de supprimer ou de rendre optionnel l’enseignement de l’écriture cursive pour la remplacer par l’apprentissage du clavier. Mais à aucun moment l’article ne précise qu’on continuerait à pouvoir apprendre l’écriture non-cursive. Je suppose donc – mais là c’est vraiment du registre de la supposition, y’aura bien un journaliste sérieux pour aller faire le boulot d’enquête**, je suppose donc que oui, c’est l’apprentissage de l’écriture manuscrite dans son ensemble – cursive et non-cursive – qui a bien déjà disparu dans 45 états américains, au profit de l’apprentissage de l’écriture au clavier, et que l’on continue simplement à apprendre à lire et à reconnaître les lettres non-cursives (les alphabets bâtons). Donc j’ai quand même peut-être eu un peu raison de m’énerver finalement :-)

** Visiblement pas ceux du Figaro qui titrent sur la disparition de l’écriture « manuelle » (sic) pour ensuite questionner Alain Bentolila sur la disparition de l’écriture cursive …

le selfie, pathologie et emblème de la photographie connectée

Intervention d’André Gunther dans le cadre de “Photography (today)”, Paris Photo, Grand Palais, 14 novembre 2014 (38 mn)

Internet est un territoire qui demande à être pensé et apprivoisé

Extrait du Manuel d’écriture et de survie de Martin Page, lu sur Tiers-Livre :

Ma relation avec internet et le numérique est complexe. J’ai un blog depuis six ans. Il m’a permis de faire des rencontres et de réfléchir à ma pratique. J’y parle de mon quotidien d’auteur, j’y esquisse des idées, j’y partage mes lectures. J’ai un site web aussi. J’y rassemble les textes que j’ai écrits pour la presse, ainsi que mes home made books et des vidéos en stop motion. On y trouve une biographie et ma bibliographie. C’est mon quartier général.

J’étais très idéaliste au début. Puis j’ai vu que le dialogue sur internet n’était pas plus simple qu’ailleurs. L’écoute est difficile et l’embrasement rhétorique favorisé. Les réseaux sociaux sont faits pour ceux qui ont un certain talent social. C’est toujours la cour de récréation. Mais on arrive à rencontrer des alliés sur le Net, on y trouve des places ombragées pour la conversation, on y bâtit des lieux de résistance et de création. L’agora est là. On peut parler littérature et politique. Ça crée du bordel, c’est certain, mais aussi de grandes choses. J’apprends, encore et toujours, à me débrouiller avec ça. Ma relation à internet n’est pas différente de ma relation avec l’espace social déconnecté.

Je me sers des réseaux sociaux avec parcimonie (j’utilise sporadiquement Twitter pour échanger des liens, et j’ai une page officielle sur Facebook). Je n’ai pas de smartphone, mais un bon vieux dumbphone sans internet pour ne pas être sollicité en permanence. Pour lire les blogs (grâce à un agrégateur) et les livres numériques, pour écouter des podcasts et écrire dans le train, j’utilise une tablette sans connexion au réseau téléphonique.

Je dois te remercier de m’avoir indiqué l’existence de ce logiciel, si justement nommé Freedom, qui permet de se déconnecter d’internet pendant le temps désiré. C’est une aide précieuse. Internet est un territoire qui demande à être pensé et apprivoisé, les grandes compagnies ont pour but de capter notre attention et de nous vendre le maximum de choses. Créer et entretenir notre addiction est leur travail. Il faut apprendre à se défendre. J’ai installé le logiciel ce matin et j’en suis très content. Le numérique me passionne et dans le même temps je travaille à me tenir à distance (mais c’est la position que je tiens dans tous les aspects de l’existence, finalement).

L’enjeu est de continuer à participer aux forces créatives et politiques qui se déploient sur internet tout en restant critique à l’égard des tentatives de contrôle et de surveillance. Connexion et déconnexion sont des arts de vivre. Je viens de lire un article qui parle de ces dirigeants de société technologique qui envoient leurs enfants dans des écoles sans écran : ils écrivent à la main, dessinent, bricolent, font du tricot, jouent de la musique. La déconnexion sera bientôt un privilège des classes privilégiées, et la connexion permanente une addiction du peuple.