Internet comme un océan sans bord, extrait de Fragments du dedans de François Bon paru chez Grasset en septembre 2014.
NAVIGUER
J’ai tellement navigué dans ma tête. C’étaient les livres, ceux des navigateurs en général, des navigateurs solitaires en particulier, et comme nous on vivait au bord de l’océan, le décor était planté. Pour leurs récits de tempêtes vraies, il suffisait de regarder de plus près l’écroulement d’une vague d’été, juste devant soi. C’était bien avant les collections de livres voués à la mer, avec leurs couvertures en Quarantièmes Rugissants : j’ai vu cela naître, on ne savait pas que le livre allait devenir une industrie, on le percevait encore comme la frange en permanente repousse de la vieille et universelle bibliothèque. Monfreid ou le Kon Tiki, Gerbault ou Moitessier (lui juste à la transition), les phrases portaient du large et ça vous enseignait aussi quelque chose de l’écriture, comment elle porte du rêve, la même chose que Jules Verne exactement puisque tout cela dans le grand décor imaginé, même si pas imaginaire – la frontière pour moi était toujours réversible, l’est encore. C’est même ce qu’on cherche à chaque mot dans écrire. Je crois que la brève période d’adolescence où j’ai pratiqué le dériveur (le 420, la Caravelle, le 505 de rêve, ou le Moth Europe qui faisait de vous un navigateur solitaire à 50 mètres de l’éclatement des vagues), c’était plutôt comme de m’embarquer dans ces livres eux-mêmes, pousser la lecture un peu plus loin. Pourtant qu’il est bon le goût du sel, et favorable la mesure physique des vagues, la tenue du corps poussant plus droit l’étrave à contre du vent. Si j’en avais manifesté la volonté, personne n’aurait mis obstacle à un stage aux Glénans ou quelque autre de ces étapes à suivre. Mais justement, mon stage c’était plutôt les livres. J’ai plusieurs copains qui naviguent (qui naviguent vraiment), je n’ai jamais pu m’empêcher d’intérieurement, sourdement, les jalouser : un rêve venu des livres se prolonge à jamais sans prendre d’âge. Avoir même aidé l’un d’eux à construire son premier bateau, une coque en acier, qu’il assemblait dans un terrain de la périphérie bordelaise où une autre bande avait moulé sur armature de grillage un vaisseau de béton armé (oui, ça flottait, et j’ai encore mémoire de la peau des mains pelée à fond, quand tout un dimanche nous nous étions mis à plusieurs dizaines pour couler ces douze mètres de coque en moins de cinq heures sur ce grillage fin). D’autres copains convoient en solo des bateaux pour leurs propriétaires : naviguer n’est pas forcément une équipée coûteuse. Et je lis toujours des livres de navigation. Qu’est-ce que j’ai abandonné de moi-même à ne pas suivre le rêve, ou le forcer à la réalité ? Probablement aucun manque. J’y repense parfois, maintenant que les mots naviguer, navigation, navigateur sont revenus dans le langage courant : peut-être parce qu’Internet n’a pas de bord, et qu’on ne peut rien prévoir de la rive où on aborde – peut-être aussi parce que le naufrage est chaque fois à portée de clic ? C’est la même surface du monde qui est offerte, depuis que vers 1998 j’ai commencé à suivre telle webcam d’une station Esso d’un patelin du Groenland, ou l’autre braquée sur la rampe d’embarquement d’un petit port du nord-ouest de l’Écosse. Elles ont disparu, ces webcams, mais l’idée de navigation demeure, dans cette impression de grand large et d’aventure ouverte. Pour naviguer, j’attendais ma propre barque, juste je ne savais pas qu’elle viendrait si tardive (écrit-il en se disant que ça fera frémir les correcteurs d’édition, mais que non, je garderai).