Sortie aujourd’hui, aux Éditions de la Découverte, du livre Chez soi de Mona Chollet, qui aborde certaines questions que travaille le projet, en particulier celle de l’irruption du monde dans la sphère intime.
L’extrait suivant est tiré du second chapitre intitulé « Une foule dans mon salon, de l’inanité des portes à l’ère d’Internet » :
« Discuter avec mes amis sur Facebook, très peu pour moi, je préfère aller boire une bière avec eux » : voilà probablement le lieu commun qui m’agace le plus. Les réseaux sociaux permettent avant tout de maintenir une forme de contact avec les autres dans des circonstances où, de toute façon, vous êtes séparé d’eux : parce que vous vivez à des centaines ou des milliers de kilomètres ; parce que vous êtes au travail et que votre patron ne semble pas enthousiaste à l’idée de vous laisser tout planter là pour aller boire une bière. Même lorsque je décide de m’enfermer chez moi pour écrire, le fait que je m’interrompe de temps à autre pour admirer une photo ou commenter un statut ne signifie pas que je regrette mon choix.
Derrière ce genre de réflexion, il y a le présupposé selon lequel Internet nous rendrait plus seuls. Ce discours exaspère Zeynep Tufekci, sociologue à Princeton. Le Net, affirme-t-elle, ne crée pas la solitude contemporaine, mais offre au contraire à beaucoup de gens un moyen de la combattre. Grâce à lui, ils peuvent tenter de se rejoindre, ou rester en contact, en dépit des nombreux obstacles que le monde moderne dresse entre eux : « la vie en banlieue qui nous isole les uns des autres », « les longues heures passées au travail et dans les transports », « les migrations qui dispersent les familles à travers le globe », la difficulté de faire des rencontres qui permettent de partager ses centres d’intérêt. En effet, ce qui se produit en ligne ne cesse de venir provoquer et relancer des événements dans la vie hors ligne. Notre aveuglement à cette dynamique est révélateur de la vision dominante et erronée qui fait du concret et de l’abstrait deux registres étanches. Raison pour laquelle, même si je vois ce qu’il veut dire, la distinction établie par Michael Pollan entre « quelque chose que l’on commente » (sa cabane) et les « commentaires sur quelque chose d’existant » (ses livres) me paraît simpliste. Les échanges sur Internet, comme la pensée, l’imaginaire, le commentaire, ont des répercussions tout à fait tangibles ; ils contribuent à façonner le visage de notre monde. Pollan en fournit lui-même un excellent exemple lorsqu’il dit que sa lecture de La Poétique de l’espace de Bachelard a été décisive pour l’aider à formuler son désir, alors encore vague, d’un « lieu à lui ». Le sous-titre de son essai, An Architecture of Daydreams (« Une architecture de la rêverie »), témoigne de cette influence. Un livre écrit dans la France des années 1950 a donc contribué au surgissement, près de quarante ans plus tard, d’un abri de jardin au fond du Connecticut ; mais aussi à la publication d’un autre livre, qui raconte la genèse de cet abri et qui, voyageant à son tour à travers le monde, donnera peut-être naissance à d’autres cabanes.
À écouter les technophobes, sans Internet, nous vivrions au paradis. Or la plupart des gens, rappelle Tufekci, « ne choisissent pas entre une balade à Cape Cod et les réseaux sociaux, mais entre les réseaux sociaux et la télévision », « média de l’aliénation ultime ». Elle dit son malaise chaque fois qu’elle pénètre dans une maison où le poste est allumé en permanence et où les occupants l’utilisent pour « tuer la conversation ». Non seulement, en effet, la télévision pollue et stérilise la vie domestique, non seulement elle condamne à la passivité, mais elle laisse seul face à la violence du monde. Dans le climat politique actuel, je préfère que les propos ou les événements déprimants me parviennent indirectement, sur un réseau social, par le biais de quelqu’un qui partagera ma consternation, plutôt que de les prendre en plein visage en regardant le journal télévisé. Bien sûr, il se trouvera toujours des intellectuels pour déplorer, comme le sociologue Dominique Wolton, que sur Internet chacun se réfugie auprès de ceux qui pensent comme lui et pour prétendre que les médias de masse sont irremplaçables, car eux seuls auraient la capacité de rassembler. Mais je ne vois pas, pour ma part, en quoi le point de vue sur l’actualité de David Pujadas serait plus pertinent ou moins discutable que celui de quelqu’un que je suis sur Twitter, ni pourquoi je devrais me l’infliger.
Inutile de nier, pour autant, que les réseaux produisent un mode de relation déconcertant. On peut y être en contact quotidien, à travers leurs publications, leur photo de profil ou leur avatar, avec des gens que l’on ne voit que très rarement, ou que l’on n’a jamais vus et que l’on ne verra jamais. Mais, après tout, on aime aussi retrouver certaines signatures dans les journaux et on n’a jamais jugé absurde de lire les articles de tel journaliste sous prétexte qu’on ne le rencontrera probablement jamais. De même, en voyant quelqu’un plongé dans un roman, on n’aurait pas l’idée de l’engueuler en lui enjoignant d’aller plutôt parler à son voisin de palier. Auparavant, seuls les journalistes ou les artistes, écrivains, peintres, musiciens, cinéastes, avaient la capacité de mettre en circulation leur production symbolique ; aujourd’hui, cette possibilité s’est démocratisée. Autant se faire à cette idée.