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Night Fishing

Arte diffuse la semaine prochaine Pêche de nuit de Park Chan-wook, le premier court métrage de fiction entièrement réalisé avec deux iphone, primé à Berlin.

Une nuit de tempête, un pêcheur attrape au bout de sa ligne une jeune femme inanimée avant de s’évanouir à son tour. A son réveil, la belle inconnue a repris vie et se révèle douée de pouvoirs chamaniques…

Ours d’or du court métrage au festival de Berlin 2011, Pêche de nuit fut le premier film intégralement réalisé avec un iPhone. Ou, plutôt, avec des iPhone : chaque scène a été tournée simultanément sous deux angles différents ; et les deux réalisateurs (le cinéaste Park Chan-wook, et son frère, l’artiste Park Chan-kyong) ont même autorisé les personnes présentes sur le plateau à filmer, elles aussi, avec leur smartphone, dans la perspective d’intégrer ces images « amateur » à leur montage.

Les prises de vues n’ont évidemment pas la qualité plastique des longs métrages exubérants de Park Chan-wook (Old Boy, Thirst, ceci est mon sang). Mais leur tremblé, leur netteté approximative et leur relative « saleté » sont parfaitement raccords avec la tonalité fantastique, voire délirante de l’histoire. Pêche de nuit démarre comme un clip de rock coréen (avec des musiciens grimés comme Confucius !), se transforme en sketch burlesque des plus macabres, et s’achève en une bouleversante cérémonie funéraire qui rappelle les scènes de transe chères à la Japonaise Naomi Kawase (Shara, Still the water). Un choc !

Samuel Douhaire (Télérama)

A voir aussi sur Youtube :

naviguer sur un océan sans bord

Internet comme un océan sans bord, extrait de Fragments du dedans de François Bon paru chez Grasset en septembre 2014.

NAVIGUER

J’ai tellement navigué dans ma tête. C’étaient les livres, ceux des navigateurs en général, des navigateurs solitaires en particulier, et comme nous on vivait au bord de l’océan, le décor était planté. Pour leurs récits de tempêtes vraies, il suffisait de regarder de plus près l’écroulement d’une vague d’été, juste devant soi. C’était bien avant les collections de livres voués à la mer, avec leurs couvertures en Quarantièmes Rugissants : j’ai vu cela naître, on ne savait pas que le livre allait devenir une industrie, on le percevait encore comme la frange en permanente repousse de la vieille et universelle bibliothèque. Monfreid ou le Kon Tiki, Gerbault ou Moitessier (lui juste à la transition), les phrases portaient du large et ça vous enseignait aussi quelque chose de l’écriture, comment elle porte du rêve, la même chose que Jules Verne exactement puisque tout cela dans le grand décor imaginé, même si pas imaginaire – la frontière pour moi était toujours réversible, l’est encore. C’est même ce qu’on cherche à chaque mot dans écrire. Je crois que la brève période d’adolescence où j’ai pratiqué le dériveur (le 420, la Caravelle, le 505 de rêve, ou le Moth Europe qui faisait de vous un navigateur solitaire à 50 mètres de l’éclatement des vagues), c’était plutôt comme de m’embarquer dans ces livres eux-mêmes, pousser la lecture un peu plus loin. Pourtant qu’il est bon le goût du sel, et favorable la mesure physique des vagues, la tenue du corps poussant plus droit l’étrave à contre du vent. Si j’en avais manifesté la volonté, personne n’aurait mis obstacle à un stage aux Glénans ou quelque autre de ces étapes à suivre. Mais justement, mon stage c’était plutôt les livres. J’ai plusieurs copains qui naviguent (qui naviguent vraiment), je n’ai jamais pu m’empêcher d’intérieurement, sourdement, les jalouser : un rêve venu des livres se prolonge à jamais sans prendre d’âge. Avoir même aidé l’un d’eux à construire son premier bateau, une coque en acier, qu’il assemblait dans un terrain de la périphérie bordelaise où une autre bande avait moulé sur armature de grillage un vaisseau de béton armé (oui, ça flottait, et j’ai encore mémoire de la peau des mains pelée à fond, quand tout un dimanche nous nous étions mis à plusieurs dizaines pour couler ces douze mètres de coque en moins de cinq heures sur ce grillage fin). D’autres copains convoient en solo des bateaux pour leurs propriétaires : naviguer n’est pas forcément une équipée coûteuse. Et je lis toujours des livres de navigation. Qu’est-ce que j’ai abandonné de moi-même à ne pas suivre le rêve, ou le forcer à la réalité ? Probablement aucun manque. J’y repense parfois, maintenant que les mots naviguer, navigation, navigateur sont revenus dans le langage courant : peut-être parce qu’Internet n’a pas de bord, et qu’on ne peut rien prévoir de la rive où on aborde – peut-être aussi parce que le naufrage est chaque fois à portée de clic ? C’est la même surface du monde qui est offerte, depuis que vers 1998 j’ai commencé à suivre telle webcam d’une station Esso d’un patelin du Groenland, ou l’autre braquée sur la rampe d’embarquement d’un petit port du nord-ouest de l’Écosse. Elles ont disparu, ces webcams, mais l’idée de navigation demeure, dans cette impression de grand large et d’aventure ouverte. Pour naviguer, j’attendais ma propre barque, juste je ne savais pas qu’elle viendrait si tardive (écrit-il en se disant que ça fera frémir les correcteurs d’édition, mais que non, je garderai).

des entretiens via le web

Les projets commencent à se dessiner. C’était le but de cette nouvelle  proposition : réaliser un entretien vidéo, via le web, avec une personne qu’on ne pourrait pas rencontrer au coin de sa rue et qui serait liée au projet que chaque groupe souhaite réaliser. Deux matières d’images : une capture d’écran et le contrechamp filmé au téléphone sur celui, celle ou ceux qui mène(nt) l’entretien. On a regardé 10 minutes de rushes par groupe et pu ainsi découvrir les sensations d’une étudiante française partie vivre au Canada, le parcours d’une jeune femme qui propose des shows érotiques sur le net, la personnalité d’une étonnante marcheuse, le point de vue d’un jeune marocain sur l’attentat contre Charlie Hebdo et un échange à trois un peu confus sur les goûts musicaux de chacun.

L’après-midi, nous avons creusé les intentions de chaque groupe. L’objectif maintenant, c’est d’arriver — selon les cas — à les définir, à les préciser, à mieux les nommer et — pour tous — à les décliner en quelques hypothèses de séquences. Avec cette séance, on a vraiment basculé du côté du travail de création.

AFH03b

[ Arthur, Hugo et Félix en plein travail (extrait de leur proposition d’entretien) ]

peut-on encore aimer Internet ?

A lire cet entretien avec Antonio Casilli paru sur Rue89.
Le grand entretien 03/01/2015 à 18h24

Antonio Casilli : peut-on encore aimer Internet ?

Xavier de La Porte | Rédacteur en chef

On a beaucoup cru en Internet, et Internet nous déçoit : prolifération des extrémismes, géants économiques arrogants, surveillance de masse… Alors, peut-on encore aimer Internet ?

A Rue89 comme ailleurs, nous avons beaucoup cru en Internet. Dans les vertus du participatif qui allait mettre en relation journalistes et lecteurs et renouveler le traitement de l’information. Dans le pouvoir politique du Web qui allait changer les techniques de lutte et imposer de nouveaux rapports de force avec les gouvernements. Dans la force émancipatrice des réseaux qui allaient ouvrir au savoir, à la discussion, à de nouvelles prises de parole. Dans leur inventivité sociale qui allait améliorer notre manière de travailler, d’être en relation avec les autres.

Et puis voilà. en ce début d’année, on ne peut que compter les désillusions : des sites d’informations ferment les commentaires parce qu’ils sont sans intérêt ou trollesques, les gouvernements gouvernent à peu près comme avant et installent des systèmes de surveillance de masse de leur population, Facebook est une pompe à publicité, la morgue d’Uber éteint la croyance en l’économie du partage, le Web pullule de nazillons et de conspirationnistes. Et de plus en plus de voix, même parmi les plus grands défenseurs de l’Internet, s’élèvent pour regretter ce qu’il est devenu.

Bref, on déprime. et on se demande si on peut encore aimer Internet.

Alors, on a voulu en discuter avec un défenseur de l’Internet, un défenseur lucide mais enthousiaste : Antonio Casilli, qui enseigne la sociologie à Télécom Paris-Tech et qui est l’auteur de « Les Liaisons numériques » (Paris, Seuil, 2010).

On a commencé franco.

Est-ce qu’on peut encore aimer Internet ?

Oui, bien sûr. D’ailleurs, la question est assez épatante. Si on examine les critiques qu’on fait à Internet aujourd’hui, on retrouve le même répertoire qu’il y a une quinzaine d’années. Je ne vois pas un glissement profond de nos sensibilités qui pousserait vers une désillusion ou un rejet.

Comment alors expliquez-vous que des personnes qui ont été des pionniers de l’Internet, et donc de ses grands défenseurs au début – je pense à des gens comme Jaron Lanier, Sherry Turkle ou Lawrence Lessig – tiennent aujourd’hui des propos très durs sur ce qu’est devenu Internet ?

Je pourrais vous répondre au cas par cas.

Jaron Lanier a été un pionnier d’Internet, mais surtout de la réalité virtuelle. Sa désillusion est aussi une désillusion commerciale. Ce n’est pas son paradigme qui s’est imposé, celui qui aurait voulu qu’on soit très équipé, dans un contexte immersif. Aujourd’hui Oculus Rift et les casques 3D semblent ouvrir cette voie, mais de manière complètement différente. Et il a fallu attendre tout ce temps…

Sherry Turkle, c’est autre chose. Quand elle écrivait dans les années 80 et 90  « Life on the screen » et les autres livres qui l’ont rendue célèbre, elle n’était pas enthousiaste à 100% . Quant à son dernier livre, « Alone together », il a été présenté comme extrêmement négatif, mais elle ne dit rien d’autre que : « Internet reconfigure notre manière de vivre la solitude. » So what ? Oui, bien sûr, elle a raison. Internet modifie notre sociabilité. En creux, je développe le même argument dans « Les Liaisons numériques », sauf que je me concentre sur l’amitié et les relations, et pas sur la solitude.

Un point commun, ils sont américains

Et puis tous ces gens dont vous me parlez, ils ont un point commun, ils sont américains. Là, Il faut prendre en compte le choc culturel que c’est pour eux de se confronter à un Internet qui parle chinois, à un Internet qui parle russe, à un Internet européen ou africain. Ils ne sont pas complètement prêts à accepter.

Prenez, par exemple, la manière dont la Chine envisage Internet. Ce principe consistant à dire « on bloque tout ce qui vient de l’extérieur et on reconstruit en interne » est impensable pour quelqu’un comme Lawrence Lessig qui avait participé à la naissance d’un Internet où tout le monde est connecté avec tout le monde et où il n’y a plus de frontière.

D’accord, mais parlent-ils vraiment de ça quand ils s’inquiètent de ce qu’est Internet aujourd’hui ? N’est-ce pas plutôt une crainte des effets de la massification ?

Initialement, Internet se composait en grande majorité de gens provenant du milieu universitaire, dont les niveaux socio-économique ou socio-culturel étaient très élevés. C’est vrai qu’avec la massification de son usage, Internet se démocratise. On commence à voir un Internet qui est littéralement plus pauvre, comptant plus de gens issus des milieux populaires, qui arrivent avec leurs revendications, leurs besoins, leurs orientations. Parfois, ces pionniers ont du mal à l’accepter, c’est certain. Ça peut compter dans leur rejet de l’Internet contemporain.

Pour autant, incriminer leur élitisme est un peu facile. Parce qu’on a le sentiment qu’Internet n’est pas seulement le lieu où s’expriment désormais les tensions de la société dans son ensemble, ce qui serait acceptable, mais qu’il en exagère les traits, qu’il est devenu le lieu où se rassemblent tous les extrémismes, qui favorise tous les complotismes et les comportements les plus agressifs.

Derrière ce que vous dites, il y a deux préjugés qu’il faut discuter.

Le premier consiste à considérer qu’Internet favorise les rassemblements de gens qui pensent la même chose, pour le meilleur et pour le pire. C’est loin d’être certain.

En sociologie de l’Internet, on se pose depuis longtemps une question à laquelle on ne trouve pas de réponse cohérente : Internet nous enferme-t-il dans nos croyances ou nous ouvre-t-il à l’autre en nous exposant à une variété d’expériences et de trajectoires de vie qui nous enrichit ? On a tendance à considérer qu’il favorise la reproduction de l’entre-soi.

Et là, on incrimine les solutions socio-technologiques trouvées par les plateformes elles-mêmes – type l’algorithme de recommandation de Facebook qui nous met constamment face à des choses proches de ce que nous avons déjà « liké » et renforce nos orientations. Donc Internet tendrait à ce qu’on appelle l’« homophilie », le fait qu’on a tendance à s’associer avec des personnes qui partagent avec nous certaines caractéristiques – genre, âge, niveau socio-économique ou langue.

Internet exagère-t-il cette tendance à l’homophilie ou l’inverse ? On ne le sait pas encore. Il y a autant d’indicateurs qui vont dans les deux sens. Donc il n’est pas du tout certain qu’Internet soit un lieu où se créent seulement des abcès politiques. Il se pourrait aussi bien que, globalement, ce soit un lieu d’ouverture à d’autres opinions.

Second préjugé, celui qui concerne les codes de communication, et l’idée que sur Internet, on parle sans filtre. C’est une question compliquée.

On dit souvent de la communication sur Internet qu’il s’agit d’une communication écrite qui reproduit certains traits de la communication orale, une communication qui passe par l’écrit, donc, mais sans les rigueurs de l’écrit en termes d’argumentation, de niveau langue, de syntaxe etc. Oui, certes. Mais il faut ajouter que la communication sur Internet reproduit ces élements de la parole qu’on appelle « phatiques » – tous ces mots comme « Allô », qui n’apportent pas d’autre information que de signaler une présence, qui ne disent rien d’autre que « Je suis disposé à te parler ».

La communication internet regorge de ces éléments phatiques : la boule verte qui dit que je suis disponible pour tchater, le « like », le « poke », mais aussi le simple fait de retweeter ou d’ajouter à ses favoris.

Cette communcation phatique devient de plus en plus omniprésente, et le malentendu peut s’installer. En effet, elle renvoie constamment à l’autre la responsabilité d’interpréter ce que je suis en train de dire. Que suis-je en train de dire quand je « like » un contenu sur Facebook ? Si je retweetee un message ambigu sur Twitter, suis-je en train d’y adhérer ? Parfois, non. Le fait de retweeter un message peut complètement inverser son sens. Et ces glissements de sens peuvent entraîner des réactions fortes.

Donc Internet est moins le lieu d’une communication agressive, que celui d’une communication ambiguë, complexe, créatrice de malentendus, et pour laquelle nous n’avons pas encore tous les codes.

Plus spécifiquement, comment expliquez-vous le fait que les journaux, après avoir ouvert les commentaires sous leurs articles, réfléchissent parfois à les fermer, quand ils ne le font pas déjà ? N’est-ce pas là le renoncement à une utopie première de l’Internet, qui rêvait d’une coproduction de l’information par les journalistes et les lecteurs ?

Je pense que le problème ne réside pas dans le participatif en tant que principe, mais dans le modèle qui s’est imposé, à savoir le modèle texte + commentaires. Ce modèle est basé sur un malentendu. Il donne l’illusion d’une participation alors qu’il créé une ligne imaginaire séparant une parole autorisée (l’article), d’une parole moins autorisée car filtrée, encadrée, transformée (les commentaires). Avec derrière, l’idée qu’il faudrait que les commentateurs soient au diapason de la sensibilité du média (diapason politique, morale). Du coup, les médias filtrent. Mais en filtrant, ils disent que la seule parole autorisée émane de la rédaction, le reste étant une parole par essence problématique.

Le problème fondamental est à mon sens que le dispositif n’est pas bon. C’est une machine à moudre les opinions. Le commentateur est invité à dire « oui » ou « non » à ce que l’article propose, mais il ne peut pas recadrer la question qui est posée au risque d’être qualifié de « hors sujet », et donc d’être filtré car « non pertinent ».

Ça vaut dans le journalisme, mais ça vaut ailleurs aussi. Pensons aux marques. Depuis 15 ans, les marques cherchent non pas à être un produit ou un service, mais à être une conversation. Mais quel type de conversation sont-elles ? Quand Apple lance un nouveau produit, la marque s’attend à avoir 50% de gens qui sont pour et 50% de gens qui disent qu’Apple c’est affreux, tout simplement parce que c’est Apple. Les gens d’Apple sont prêts à ce type de conversation polarisée. Mais toute personne qui interviendrait pour dire « Apple n’est pas le problème, ce sont les sytèmes propriétaires qui sont le problème » n’aurait pas droit de citoyenneté dans la discussion.

Et c’est pour cela que dans les pages de commentaires sur Amazon, sur le Boncoin ou que sais-je, les messages sont du type « oui » ou « non », mais ne font pas de critique radicale. Si j’ai une critique radicale vis-à-vis d’Apple, je vais sur un forum consacré au logiciel libre.

Si je comprends bien, le participatif est certes une désillusion, mais pas à cause des gens qui participent, plutôt à cause des dispositifs de prise de parole ?

C’est ça. On a trouvé des dispositifs qui sont structurellement biaisés, chacun dans un sens précis. Dans mon travail, je m’intéresse à trois types de dispositifs : les forums, les commentaires et les plateformes de flux comme Facebook ou Twitter. Dans chacun, la participation se fait de manière différente et la partie sombre de la participation se manifeste aussi de manière très différente.

  • Les grandes controverses qui ont lieu sur les forums depuis les années 80, et aujourd’hui sur Wikipédia, peuvent être violentes mais ce sont des controverses classiques, habermassiennes si je puis dire, avec des paroles reconnaissables, des arguments souvent rationnels – et qui, s’ils ne sont pas rationnels, se font traiter de trolls et sont exclus de la conversation. Tout y est enregistré avec un souci de documentation de la controverse parce que la controverse est considérée comme légitime.
  • C’est très différent avec les commentaires : on ne garde pas les commentaires qui ne sont pas légitimes. On jette les commentaires hors de propos. En revanche, on archive le texte journalistique.
  • Quant à la participation par le flux, c’est un autre contexte. La participation est encore plus rapide, plus éphémère, plus phatique, moins basée sur des éléments rationnels, sur la reconnaissabilité de la personne qui porte la parole. C’est un autre trouble de la participation, un effet de foule. On peut se faire troller par 10 000 personnes en même temps.

Mais on est dans un moment de rélexion profonde sur ces dispositifs, c’est bon signe.

Est-ce qu’il n’y pas aussi la déception d’un espoir politique ? Parce qu’on pensait qu’Internet allait permettre d’organiser de manière différente les mobilisations – il y a eu des exemples de réussite, mais tellement contrebalancés par la mise en place des systèmes de surveillance qu’on ne sait pas si c’est un bénéfice véritable. Parce qu’on pensait aussi qu’il allait changer le rapport des citoyens à leurs représentants – et là aussi on a le sentiment que la vie politique de pays comme la France n’a pas été bouleversée radicalement. Vous trouvez des raisons de vous réjouir ?

En fait, on est dans une situation enviable. Si on parle d’espoir politique, c’est qu’on considère qu’il y a quelque chose de réalisable. Il s’agit de se donner les moyens.

Mais je partage une certaine désillusion vis-à-vis des discours qu’on a entendus par exemple sur les révolutions dites « Twitter » ou « Facebook ». Ca fait 20 ans qu’on a des mouvements sociaux qui sont assistés par Internet, mais ce n’est pas la solution magique. On le sait maintenant.

Ce moment d’aveuglement nécessaire

En même temps, prenons un peu de recul. Dans n’importe quel choix et n’importe quelle prise de décision politique, il y a un niveau d’aveuglement nécessaire, un moment de folie où on accepte de faire quelque chose tout en sachant que ce n’est pas la solution parfaite. Dans tout mouvement politique, il y a des moments où on dit « arrêtons de discuter, faisons, et on verra après ».

Nous avons eu ce moment d’aveuglement nécessaire, ce moment où nous avons cru aveuglément en Internet, et les conséquences de ce moment ne sont pas négligeables. Car si le but, consistant par exemple à établir les conditions d’un débat vraiment démocratique, n’est pas encore atteint, nous avons tout de même fait le premier pas consistant à considérer ce but comme souhaitable.

C’est un peu grâce à Internet si on considère comme souhaitable l’« empowerement » citoyen, la transparence, l’ouverture des données, la rupture d’équilibres hérités du 19ème siècle, la remise en cause des logiques défectueuses de la représentativité en politique. On a eu le moment d’aveuglement nécessaire. Un premier pas a été franchi. Bien sûr, la réalité est moins parfaite que souhaitée, il y a encore beaucoup de travail. Mais quelque chose s’est passé.

Politiquement, Internet n’est donc pas si décevant que ça ?

Ce qui m’insupporte au plus au degré, c’est l’alarmisme et la panique morale qui s’installent d’un côté ou de l’autre. Chez ceux qui voudraient conserver les vieux équilibres et qui disent qu’Internet, c’est le triomphe de l’anarchie (si seulement c’était vrai…). Et chez ceux qui y voient seulement le triomphe de la surveillance. Ces types d’alarmisme et de clivage manichéen desservent tout progrès politique.

La question principale, c’est de s’interroger sur les éléments valorisants dans l’Internet actuel. A tous les points de vue : politique, culturel et social. Et parfois, on trouve de l’enrichissement, même dans des endroits où on ne l’attendait pas.

Par exemple ?

Dans les comportements disruptifs des internautes. Même les commentaires méchants contiennent parfois des graines d’enrichissement ou de changement de perspective qu’il ne faut pas sous-estimer.

Dans certaines actions semi-légales ou illégales, qui sont très intéressantes. Tout ce qu’Internet nous propose en termes de collectivisation plus ou moins forcée de l’information, des ressources, des contenus. C’est problématique, mais on le fait tous les jours. A chaque fois qu’on partage un article payant sur Facebook. Et on le fait de manière plus structurée quand on organise des fuites, comme Aaron Swartz l’avait fait avec des articles scientifiques propriétaires, ce qu’il a payé de sa vie d’ailleurs. Le pair-à-pair en général s’inscrit dans cette logique de collectivisation. Et si on pousse la logique de l’illégalité jusqu’au bout, ce qu’on a vu depuis cinq ans avec les fuites qui ont eu lieu dans les entreprises, mais aussi dans les Etats, est très impressionnant. Surtout parce qu’il s’agit de personne qui ont pour but de mettre en commun.

On peut relire sous cet angle l’histoire du piratage de Sony. Les spin doctors de Sony l’ont présentée comme une tentative de censure d’un navet. Il s’agissait au contraire d’une collectivisation de la base mail de Sony. Le patrimoine informationnel énorme d’une multinationale de l’industrie culturelle a été mis en commun.

Prenons un autre champ, celui de la surveillance. Encore une raison de ne pas aimer Internet, qui est devenu le moyen par lequel s’exerce le plus facilement la surveillance des populations.

C’est vrai que s’est mis en place un grand système de « surveillance participative », les internautes se surveillant entre eux. Là, il y a un changement de paradigme. La surveillance n’est plus centralisée, mais s’appuie sur la responsabilité et le choix cognitif de l’utilisateur qui doit non seulement se surveiller lui-même mais aussi surveiller les autres (les « like », les share).

Mais il y a aussi, depuis 2013, de grands changements institutionnels. Ce qui se passe du côté des Etats est complètement paradoxal. D’un côté se multiplient les initiatives d’Etats démocratiques pour chercher à contrer un certain type de surveillance de masse qui passe par les grandes multinationales américaines, tout en cherchant à se faire de son côté sa petite NSA. On le voit par exemple en France, en Australie, en Grande-Bretagne. Entre 2013 et 2014, ces trois pays ont voté trois lois liberticides : comme la Loi de programmation militaire en France et la Drip au Royaume-Uni, qui sont des dispositifs de surveillance de masse autorisée très similaires au système mis en place par la NSA aux Etats-Unis.

Mais je ne suis pas pessimiste parce que je vois trop d’indicateurs qui montrent des réactions, surtout depuis 2013 et les révélations Snowden.

Je vois une montée incroyable des sensibilités vers la cryptographie, vers les VPN (réseaux privés virtuels), vers Tor ; et même les changements apportés par les grandes plateformes comme Amazon, Facebook ou Google qui ont compris – pour des raisons commerciales évidemment – qu’elles doivent être compétititives sur le plan de la vie privée. Aujourd’hui, on peut accéder à Facebook via Tor, les mails de Google sont cryptés. Mises face à leur lourde responsabilité dans le système de surveillance de masse mis en place par les Etats, elles ont dû réagir.

Un autre domaine très décevant, l’économie. On est dans un moment étrange où on se retrouve à prendre la défense de systèmes pas satisfaisants parce que ce qui nous arrive par l’économie dite « du partage » est encore pire. On pensait que le numérique allait apporter de nouvelles manières de travailler plus émancipatrices et épanouissantes et au contraire, ce qu’on voit se profiler c’est un nouveau nouvel esprit du capitalisme, qui n’a rien à envier aux précédents. Car derrière le cool, le flou des limites entre vie personnelle et vie professionnelle, ce sont de nouvelles formes d’aliénation qui se font jour.

Certes. si l’on exclut les initiatives vraiment contributives et non marchandes, ce qu’on appelle « économie du partage » est en fait une économie « à la demande », une économie où on cherche à faire de la production de service à la demande en optimisant la chaîne logistique et en se basant sur un système de captation de la générosité des foules.

Ce qui m’impressionne, c’est que le discours politique qui se produit autour de l’ébranlement de certains grands secteurs de l’économie traditionnelle – transport urbain avec Uber, hôtellerie avec Airbnb – ressemble beaucoup aux types de débats qu’on avait au début des années 80 avec le thatchérisme. Le thatchérisme, c’était la privatisation de tout pour pallier l’inefficacité des structures existantes. On connaît très bien les conséquences de ce type de logique sur la société anglaise. L’uberisme, c’est du thatchérisme 2.0 : optimisation des chaînes productives, avec un discours de la prospérité généralisée, de la relance de la croissance, du bien-être du consommateur.

Mais est-ce que l’avoir vécu dans les années 80 nous en protège aujourd’hui ?

Non. Sur ce point, je suis pessimiste, parce qu’on n’a pas reconnu encore que c’était la même logique qui était à l’oeuvre. Car c’est bien de cela qu’il s’agit dans ce versant marchand de l’économie du partage : ce sont des économies de la privatisation extrême.

Regardez un service d’aide à domicile comme TaskRabbit (quelqu’un se met à votre service pendant trois heures pour vous monter une étagère pour 10 euros). Qui s’occupe de la retraite de ces gens ? De leurs cotisation sociale ? De leur assurance maladie et accident ? De leur formation ? Ça c’est de la privatisation, sous le label du partage, alors qu’il existe par ailleurs une vraie économie du partage qui souffre de voir sa réputation ternie.

Mais on voit se développer des mouvements corporatistes qui indiquent que des corps intermédiaires et des structures collectives existent toujours. Et ce sont eux qui peuvent freiner ces logiques de privatisation sauvage.

Par ailleurs, et au-delà, l’économie numérique a créé des entités inquiétantes. Google était peut-être admirable au début des années 2000. Aujourd’hui Google X a des projets sur le vivant, Google lorgne du côté de l’industrie militaire et Eric Schmidt, dans son livre avec Jared Cohen, propose de se substituer aux Etats pour garantir un meilleur ordre mondial. Comment aimer un monde qui a créé un tel monstre ?

Si on ne considère la question que sous l’angle de l’abus de position dominante, on peut dire qu’on a connu cette situation dans les décennies passées avec Microsoft et IBM par exemple. Et on a trouvé des manières de composer avec eux. Dans le cas de Microsoft, ce sont des décisions de justice américaines qui ont cassé la logique de monopole.

Mais c’est vrai qu’aujourd’hui, il n’y a pas de volonté politique aux Etats-Unis d’aller dans ce sens contre Google. Pour la simple raison que la campagne Obama a largement été financée par Google.

Mais ailleurs qu’aux Etats-Unis, il en va autrement. Chacun à leur manière, la Russie, la Chine et l’Europe essaient de casser ces oligopoles.

Malheureusement, les uns et les autres cherchent à remplacer ces monopoles américains par des monopoles nationaux. C’est dangereux. Ce qu’il faudrait faire, et que d’autres cherchent à faire, c’est de rééquilibrer le pouvoir dans le marché. Ca donne des initiatives très minoritaires mais intéressantes qui consiste, par exemple, à essayer de « dégoogliser » Internet.

C’est drôle, parce qu’à toute critique que l’on adresse à Internet, vous répondez : globalement, ça va pour le mieux, mais quand on regarde dans le détail, on voit des initiatives minoritaires et intéressantes qui vont dans un meilleur sens. On en est donc réduit à ça ? A la croyance dans les petites initiatives minoritaires ? C’est beau, mais pas très rassurant.

Si je parle de ces petites initatives, c’est parce qu’il y a un foisonnement de petites choses très intéressantes. Et je ne parle que de ce que je connais, qui est minuscule par rapport à ce qui existe.

Il se passe des choses très intéressantes en Afrique, avec Ushahidi notamment. En Chine avec des activistes et des militants qui cherchent à casser la logique non seulement de la censure mais aussi des grands géants type Alibaba ou Baidu. Même chose en Russie.

Il faut trouver des manières de réglementer les géants industriels, d’imposer la transparence aux gouvernements, tout en garantissant le contraire de ça pour les petites collectivités et les individus. C’est la logique initiale du Parti pirate. Les individus doivent avoir un droit à l’opacité, à la vie privée, alors que les gouvernements doivent avoir un devoir de transparence.

Il faut réglementer les grandes entreprises industrielles pour donner plus de liberté et garantir l’autonomie des individus. C’est cette opposition qui est significative, et pas celle qui consiste à mettre en regard les grands trucs de masse avec les petits trucs de niche.

Si je comprends bien : il faut avoir un discours critique sur ce qu’est l’Internet d’aujourd’hui, mais il faut investir dans la compréhension, la valorisation et la promotion des inititiatives.

Oui, ces initiatives issues de la société civile d’Internet et de la société civile qui passe par Internet. Je suis extrêmement critique, mais je ne suis pas pessimiste.

Qui peut se permettre d’être pessimiste ? Toutes les personnes qui se sont penchées sur Internet trop récemment et qui ne connaissent que l’Internet de la fin des années 2000 et du début des années 2010, qui est en effet caractérisé par un ensemble de tensions fortes et exige de passer à l’action, ou au moins de prendre des positions fermes.

Les autres pessisimistes sont ceux qui ont toujours eu une foi inébranlable – par exemple ceux que vous citiez au début : Turkle, Lanier, Lessig et tous les autres – dans une sorte de grand récit du progrès : « Internet est arrivé, les lendemains qui chantent sont pour aujourd’hui. Il faut juste s’assoir face à son écran et laisser la magie opérer. » Non. Au contraire. Je n’ai jamais cru en ce grand récit. L’Histoire est faite de tensions. Ces tensions existent toujours. Elles existaient dans les années 80, elles existent encore aujourd’hui. Et je pense d’ailleurs que les oppositions sont toujours les mêmes : les clivages anonymat/identification, liberté/surveillance, libéralisme/régulation.. tout ça avait déjà lieu avant Internet. La lutte continue.

le monde en lecture seule

Un long article d’Olivier Ertzscheid autour de la possible disparition de l’apprentissage de l’écriture cursive et qui pose cette question décisive : au regard de l’usage que nous faisons d’une technologie, toujours se demander si « nous sommes en situation de « conducteur » ou de « passager », si nous gardons la main ou si nous déléguons la fonction, la décision de faire, la possibilité d’agir ».

Le monde en lecture seule. A propos de la disparition de l’écriture manuscrite.

C’était aux États-Unis il y a un an de cela (et je vous en avais parlé ici). C’est une information de la BBC, c’est désormais en Finlande que l’on s’apprête à supprimer l’apprentissage de l’écriture manuscrite cursive ** pour la remplacer par l’apprentissage du « clavier ».

** sur l’ambiguïté entre écriture manuscrite et écriture cursive, merci de jeter un œil à la mise à jour à la fin de l’article :-)

Il y a la question du remplacement. Ceci ne tuera pas cela. Ceci remplacera cela. Nous continuerons d’utiliser ceci et cela. Les usages feront la différence. Ils la font déjà : en toute conscience, quand pour la dernière fois avez-vous eu recours à l’écriture manuscrite ? Pour quel usage ? Signer un chèque ? Envoyer une carte postale ?

Il y a la question de la hiérarchie d’usage. Ceci supplantera cela. Bien sûr. A l’évidence.

Il y a la question neuronale, cognitive. L’apprentissage de l’écriture manuscrite ne se limite pas, loin s’en faut, à l’apprentissage d’un code graphique. Apprendre à écrire c’est aussi acquérir et définir une plasticité neuronale par un exercice de motricité fine, de contrôle postural (voir notamment tous les travaux de Stanislas Dehaene sur l’apprentissage de la lecture et de l’écriture). Apprendre à écrire c’est d’abord apprendre à notre cerveau à fonctionner d’une certaine manière, c’est le configurer pour un ensemble de tâches et de fonctions qui dépassent très largement le seul cadre de « l’apprentissage de la graphie ». Pour autant, apprendre le code informatique ne nous rend pas capable d’écrire un algorithme cohérent. Pour autant, apprendre à écrire ne fait pas de nous des écrivains. Apprendre à écrire c’est installer le lien entre la main et le cerveau.

Il y a la question de la liberté, de l’aliénation, du choix, de la proprioception, de l’individu. Chacun avec son écriture. Pas deux écritures semblables. Pas juste pour que de quelconques graphologues lors de quelconques procès d’assise ou d’entretiens d’embauche identifient ici un faux en écriture, débusquent là un faux introverti. Chacun dispose de son écriture. Il y a la question de la singularité. L’écriture est un marqueur de singularité, comme le sont nos empreintes digitales, ou notre empreinte rétinienne, ou notre ADN. Désapprendre les conditions d’exercice d’une singularité peut difficilement être envisagé comme autre chose qu’une reculade, a fortiori à l’heure où de nouvelles forces de normalisation s’exercent en permanence sur nous, notamment par le biais des algorithmes qui nous gouvernent.

Et pourtant je suis un enthousiaste du numérique. J’ai un poster d’Alain Finkelkraut qui me sert de cible pour mon jeu de fléchettes. Je suis un enthousiaste du livre numérique. Je suis un enthousiaste de la numérisation du monde, de la numérisation des textes, de la numérisation de nos relations sociales. J’ai les doigts, les mains, les pieds, la tête dans le numérique. J’ai pourtant de plus en plus l’impression d’être ce personnage de Balzac, ce « bouffon qui danse sur des précipices« .

Nous sommes au bord du gouffre. Chaque technologie, chaque changement induit par chaque technologie doit d’abord être mesuré à l’aune des gains et des pertes qu’il inaugure à l’échelle individuelle et à l’échelle collective. Le meilleur moyen de juger de l’usage d’une technologie est d’en avoir une approche « posturale ». De se demander si, au regard de l’usage de cette technologie, nous sommes en situation de « conducteur » ou de « passager », si nous gardons la main ou si nous déléguons la fonction, la décision de faire, la possibilité d’agir. Alors même que l’on nous explique partout qu’il deviendrait subitement urgent et nécessaire d’apprendre, dès l’école primaire, la maîtrise du « code » informatique, on abandonnerait la maîtrise du « code » scripturaire ?!

Dans le grand basculement du Volumen au Codex, notre posture a changé, et avec elle l’ensemble de notre rapport au savoir et à la connaissance. Par le « simple » fait de libérer une main, il nous fut possible de prendre des notes et d’exercer une pensée critique sur les textes lus. Par le simple fait d’un changement de « format » il nous fut possible de comparer plusieurs livres à la fois, de s’y repérer et de s’y orienter différemment, de revenir en arrière, de retrouver un passage facilement. Et d’exercer une pensée critique.

Avec le numérique, d’autres révolutions sont en cours. Tout aussi fécondes. Tout aussi stimulantes. Magnifiquement racontées par Michel Serres dans sa Petite Poucette ou lorsque lors de ses conférences, citant son vieux maître Leroy-Gourhan, il nous alerte sur ce que nous considérons trop souvent comme une perte quand il s’agit en fait d’un gain immense : il rappelle ainsi qu’au cours de l’évolution de l’homme, en se « redressant » (posture encore), les membres antérieurs avaient peu à peu « perdu » leur fonction de « portage » pour y gagner une fonction de « préhension », que nous y avions « gagné » un organe universel (vidéo ici, à partir de 7’20). Par bien des aspects, le numérique nous offre l’accès à de l’universel. Le numérique est un gain. Parce qu’il se surajoute et n’ôte rien qui n’ait été condamné par les usages ou par des résistances « corporatistes », par de vieilles habitudes, de vieilles peurs du changement. Donc ce n’est pas le numérique qui met en danger l’écriture manuscrite. Ce sont les hommes, éducateurs, politiques, qui, pour d’obscures raisons maquillées en raison d’usage (« on n’écrit déjà presque plus à la main« ), plus probablement sous la pression de quelques lobbys, décident d’une forme de lobotomie collective et assumée, à l’échelle de générations entières.

L’écriture manuscrite disparaît. Alors soit. Problème : les claviers disparaissent aussi (voir ici ou là => diapos 21 à 33, ou encore ). Plus exactement ils se contentent souvent de « surgir » sans que nous ayons toujours prise sur ce surgissement, sans que nous ne puissions toujours « le décider ». Et du coup nous perdons la fonction d’écriture. Essayez d’écrire un mail depuis l’application Angry Birds. Perdre la possibilité de recours à cette fonction d’écriture, l’inféoder à des routines et des logiques « applicatives » (les applications de nos smartphones et tablettes) ou à d’autres tout aussi « exploitantes » (les systèmes d’exploitation de nos ordinateurs, tablettes et smartphones), c’est perdre une liberté fondamentale.

Perdre la possibilité d’un recours permanent, instantané, immédiat à la fonction d’écrire en dehors du numérique, c’est accepter de n’avoir plus accès au monde qu’en lecture. En lecture seule. C’est accepter le monde, les textes, la relation aux autres comme un programme, un programme écrit par d’autres qui disposeront, eux, d’accès « en écriture », un programme fait d’itérations sur lesquelles nous n’avons plus aucune prise.

Il y a la question de l’équipement. la #bullshit question de l’équipement. Le grand plan d’équipement du numérique. Des tablettes à l’école. Une nouvelle fois la catastrophique erreur du choix du support plutôt que celui de la fonction. Changer de support ne changera rien. Ni en bien ni en mal d’ailleurs. Mais cela dispense les politiques de s’interroger (il est vrai que ce serait plus long et plus complexe) sur le changement de « fonction » que révèle et que modèle ce changement de support.

Revenons un instant à l’exemple de la lecture numérique : lire un livre numérique reste une expérience de lecture au même titre que la lecture d’un livre papier. Bien sûr de nouvelles possibilités apparaissent (gagner des « récompenses », partager des annotations en ligne, etc.), d’autres possibilités disparaissent (avec ces foutus DRM et/ou les formats propriétaires associés) mais il s’agit d’ajustements à la marge. Le vrai tremblement de terre du livre numérique, la vraie révolution de la lecture numérique, se mesure uniquement à l’aune de l’évolution des fonctions assurées autour, en périphérie de l’activité de lecture : la lecture numérique redéfinit les fonctions d’éditeur, de bibliothécaire, de libraire, d’auteur et, dans un sens également, de lecteur. Comme l’imprimerie l’avait fait en son temps. Comme le codex l’avait fait encore avant. Le fossé, l’avant et l’après de ces fonctions désormais numérisées, n’aura jamais été aussi grand, jamais été aussi complexe, jamais été aussi abyssal.

L’écriture numérique obéit aux mêmes logiques que la lecture numérique. Les enjeux sont les mêmes dans ce basculement annoncé entre l’écriture manuscrite et son remplacement par une écriture numérique. C’est un incroyable, un inédit et un gigantesque enchevêtrement de fonctions qui vont être bousculées et redessinées : fonction cognitives, fonctions motrices, mais aussi fonctions sociales de l’écrit et de son « statut », fonctions sociales de l’interaction avec les autres du cercle de la famille à celui de la société dans son ensemble puisque « l’écriture numérique » bouleverse notre rapport au temps et à l’espace.

Mais là où le politique, en validant cette bascule vers des régimes d’écriture coupées du manuel et de la motricité fine commet une faute coupable, c’est qu’une fois ce basculement opéré, il ne sera plus possible de revenir en arrière. L’important, ce n’est pas la chute. Parce que dans la chute, on peut encore se répéter : « jusqu’ici tout va bien ». L’important, c’est l’atterrissage. Nous ne réapprendrons pas à écrire à la main à 12 ou à 18 ou à 40 ans. Et même si nous le faisons, la configuration de notre cerveau ne sera pas impactée de la même manière. Nous serons différents. Nous le sommes déjà.

Nul ne doit craindre la différence. Il ne s’agit pas ici d’un plaidoyer pour un retour à l’éclairage à la bougie. Nul ne doit craindre la différence, le « progrès », mais nul ne doit faire l’économie du temps nécessaire à l’analyse des conséquences et des révolutions induites. A fortiori quand l’essentiel de ces conséquences ont partie liée avec des enjeux de nature aussi purement que structurellement économiques. En cas de panne, les bougies ont encore du bon. Alors laissons les adultes jouer aux apprentis sorciers entre eux. Prenons le temps de réfléchir sur les usages.

Si l’écriture manuscrite doit disparaître dans les usages (de facto, elle disparaît), laissons la disparaître. Le cheval comme moyen de locomotion a disparu de nos villes. A-t-on éliminé les chevaux ? A-t-on cessé d’apprendre l’équitation ? Nul aujourd’hui n’effectue plus de calcul mental complexe ou rudimentaire sans passer par le supplétif commode d’une quelconque calculatrice embarquée dans son smartphone, sa tablette ou son ordinateur. Faut-il pour autant cesser d’apprendre les techniques opératoires de l’addition, de la soustraction, de la division et de la multiplication ? Quand les interfaces à commande vocale, d’ici à peine quelques années, auront définitivement supplantées le clavier, que décidera-t-on alors de supprimer ?

Renoncer à l’écriture manuscrite est une chose. Et relève de la décision individuelle et des usages collectifs qui s’installent ou qui s’imposent à une collectivité humaine, pour de bonnes ou de mauvaises raisons. Mais renoncer à l’apprentissage de l’écriture manuscrite en est une autre. Read/Write Book. Read/Write Web. C’est oublier que le numérique s’écrit autant qu’il se lit et, ce faisant, nous lie. Que le « digital » en anglais signifie à la fois le chiffre, le code, le nombre, et le doigt ; qu’il est ce qui encode et ce qui décode.

Renoncer à apprendre l’écriture manuscrite c’est rendre tout décodage impossible, c’est s’amputer délibérément, aveuglément de la possibilité de maîtriser le code. La possibilité de passer d’un code à un autre. C’est laisser d’indéchiffrables codes régler nos vies.

P.S. : et ne venez pas me faire le coup du « oh oui mais bon on mettra des stylets sur des écrans tactiles et du coup on apprendra à écrire sur des tablettes au lieu de la faire sur du papier et tout ira bien ». Non. Rien n’ira bien. Car l’écriture « au stylet sur une tablette » est une écriture du palimpseste : nous écrivons « à la main » (en tout cas « au stylet ») sur une surface et dans le cadre d’une application régies toutes deux par leurs propres écritures, des écritures masquées, des écritures du code, qui modifient en retour nos propres possibilités d’écriture. Un exemple : essaie d’envoyer un message avec un stylet dans lequel tu composeras le verbe « quiproquoïser » qui n’existe pas mais que tu trouves joli et que tu viens d’inventer à partir du substantif « quiproquo ». Essaie. Essaie seulement. Et dis-moi quel est le code qui aura gagné. Dis-moi ce que tu auras perdu.

<Mise à jour> Juste après avoir lu ce billet – merci – faites-moi l’immense plaisir de vous jeter sur la lecture du billet de Yann Leroux. Tout en nuance. Avec qui je suis en total et frontal désaccord. Mais finalement pas tant que ça.

Cursive ou manuscrite ???

Et donc suite à la lecture du billet de Yann, justement titré « C’est la fin de l’écriture cursive« , je suis allé vérifer deux ou trois trucs pour m’apercevoir que j’avais été abusé par une mauvaise traduction d’un bon article, laquelle mauvaise traduction donnait « disparition de l’écriture manuscrite » alors que le bon article indiquait « disparition de l’écriture cursive ». Bref mais pas tant que ça étant donné que si c’est l’apprentissage de l’écriture manuscrite qui disparaît, alors c’est la catastrophe, mais si c’est l’apprentissage de l’écriture cursive alors ça veut dire que l’écriture manuscrite ne disparaît pas puisqu’on continuerait à enseigner l’écriture « non-cursive » ou « écriture bâton » ou script. Bé oui.

Donc l’article en question était celui du Washington Post du 4 avril 2013, titré : « Cursive Handwriting is Disappearing from public schools« . Donc je m’ai gouré. Donc pardon. Donc l’écriture manuscrite ne disparaît pas. Donc je me suis énervé pour rien. Et bé oui mais non. Parce qu’après 27 relectures de l’article du WP, en fait c’est pas du tout clair : chaque état sera donc libre de supprimer ou de rendre optionnel l’enseignement de l’écriture cursive pour la remplacer par l’apprentissage du clavier. Mais à aucun moment l’article ne précise qu’on continuerait à pouvoir apprendre l’écriture non-cursive. Je suppose donc – mais là c’est vraiment du registre de la supposition, y’aura bien un journaliste sérieux pour aller faire le boulot d’enquête**, je suppose donc que oui, c’est l’apprentissage de l’écriture manuscrite dans son ensemble – cursive et non-cursive – qui a bien déjà disparu dans 45 états américains, au profit de l’apprentissage de l’écriture au clavier, et que l’on continue simplement à apprendre à lire et à reconnaître les lettres non-cursives (les alphabets bâtons). Donc j’ai quand même peut-être eu un peu raison de m’énerver finalement :-)

** Visiblement pas ceux du Figaro qui titrent sur la disparition de l’écriture « manuelle » (sic) pour ensuite questionner Alain Bentolila sur la disparition de l’écriture cursive …

le selfie, pathologie et emblème de la photographie connectée

Intervention d’André Gunther dans le cadre de “Photography (today)”, Paris Photo, Grand Palais, 14 novembre 2014 (38 mn)

plan-séquence de ma chambre

A la fin de la séance précédente, nous avions formé cinq groupes. Chacun devait réaliser pour cette nouvelle séance du 15 novembre un dernier exercice : un plan séquence de 2 à 3 minutes qui met en scène une exploration construite d’un lieu bien défini — « ma chambre« . Cette chambre pouvait être réelle ou imaginaire, le ma affirmant la contrainte de la subjectivité. En un seul mouvement de caméra, en enregistrant à part une ambiance et des sons seuls qui ont été montés avant le visionnage, nous faire découvrir l’univers intime de quelqu’un. Voici les cinq plans-séquences :

> Arthur et Hector

 

> Noëllie, Bastien et Félix

 

> Paul et Théo

 

> Hugo, Nicolas et Ulysse

 

> Marion, Mathilde et Pauline

 

Internet est un territoire qui demande à être pensé et apprivoisé

Extrait du Manuel d’écriture et de survie de Martin Page, lu sur Tiers-Livre :

Ma relation avec internet et le numérique est complexe. J’ai un blog depuis six ans. Il m’a permis de faire des rencontres et de réfléchir à ma pratique. J’y parle de mon quotidien d’auteur, j’y esquisse des idées, j’y partage mes lectures. J’ai un site web aussi. J’y rassemble les textes que j’ai écrits pour la presse, ainsi que mes home made books et des vidéos en stop motion. On y trouve une biographie et ma bibliographie. C’est mon quartier général.

J’étais très idéaliste au début. Puis j’ai vu que le dialogue sur internet n’était pas plus simple qu’ailleurs. L’écoute est difficile et l’embrasement rhétorique favorisé. Les réseaux sociaux sont faits pour ceux qui ont un certain talent social. C’est toujours la cour de récréation. Mais on arrive à rencontrer des alliés sur le Net, on y trouve des places ombragées pour la conversation, on y bâtit des lieux de résistance et de création. L’agora est là. On peut parler littérature et politique. Ça crée du bordel, c’est certain, mais aussi de grandes choses. J’apprends, encore et toujours, à me débrouiller avec ça. Ma relation à internet n’est pas différente de ma relation avec l’espace social déconnecté.

Je me sers des réseaux sociaux avec parcimonie (j’utilise sporadiquement Twitter pour échanger des liens, et j’ai une page officielle sur Facebook). Je n’ai pas de smartphone, mais un bon vieux dumbphone sans internet pour ne pas être sollicité en permanence. Pour lire les blogs (grâce à un agrégateur) et les livres numériques, pour écouter des podcasts et écrire dans le train, j’utilise une tablette sans connexion au réseau téléphonique.

Je dois te remercier de m’avoir indiqué l’existence de ce logiciel, si justement nommé Freedom, qui permet de se déconnecter d’internet pendant le temps désiré. C’est une aide précieuse. Internet est un territoire qui demande à être pensé et apprivoisé, les grandes compagnies ont pour but de capter notre attention et de nous vendre le maximum de choses. Créer et entretenir notre addiction est leur travail. Il faut apprendre à se défendre. J’ai installé le logiciel ce matin et j’en suis très content. Le numérique me passionne et dans le même temps je travaille à me tenir à distance (mais c’est la position que je tiens dans tous les aspects de l’existence, finalement).

L’enjeu est de continuer à participer aux forces créatives et politiques qui se déploient sur internet tout en restant critique à l’égard des tentatives de contrôle et de surveillance. Connexion et déconnexion sont des arts de vivre. Je viens de lire un article qui parle de ces dirigeants de société technologique qui envoient leurs enfants dans des écoles sans écran : ils écrivent à la main, dessinent, bricolent, font du tricot, jouent de la musique. La déconnexion sera bientôt un privilège des classes privilégiées, et la connexion permanente une addiction du peuple.